Dialoguer est central dans la proposition de Compostelle-Cordoue. Dorothée Browaeys a restitué les échanges et les témoignages du dernier Cercle du voyage en Palestine. 

Nous nous tenons ensemble ici pour le cercle final de notre marche dans cette Terre unique de Palestine. Et si nous voulons témoigner de cette expérience, de sa force, de ce qu’elle peut faire germer, chacun est invité à forger des traces. Cela requiert attention, effort, concentration pour transmettre dans les mois qui viennent les effets de notre cheminement ensemble. C’est mon souhait pour continuer à … nous tenir ensemble.Comment nous sommes nous disposés à partir, intérieurement ?

La conversation qui s’est nouée a débuté par le rappel de la préparation de ce voyage : partir, dans quel état d’esprit, dans quelle disposition ? Et que représente pour chacun ce choix de venir marcher en Palestine ?

Alains’est mis en route en relisant dans la Genèse, les textes consacrés à Abraham. Il a été frappé par le rire de Sarah. Il a écouté ce rire, face à l’inouï de l’annonce d’une descendance – fichtre pour une femme stérile et âgée ! – et l’a gardé dans son cœur « comme le rire de Dieu en nous » tout au long de notre parcours. Il s’est aussi installé dans la conscience de l’écoute de Dieu dont ont été témoins Ismaël et Sarah dans le désert. « Dieu entend ce qui se dit, Il nous accompagne... »

Plusieurs personnes ont signifié que toute leur vie avait préparé cette marche, que leurs expériences de vie étaient comme « orientées vers ce cheminement en Palestine ». Une étrange tension vers l’inconnu. « Une existence qui se laisse labourer, qui se met au bord », a dit Nanou. Avec un désir irrépressible de résonance, d’entente… entre les peuples.

La joie dans la force des paroles

Les rencontres, la vibration des autres a été un soutien intense. Génératrices de joie ! Cette circulation bienfaisante s’est faite à travers des dons, comme les médicaments apportés par Fanchon aux Bénédictines de Jérusalem. Mais la joie est surtout venue de la force de certaines paroles. « Pourquoi les guides, Anouar et Muhannad, qui nous ont accompagnés chez les Bédouins - et nous ont interpellés chez Ali Abu Ismaël – ont-il une parole si forte ? »  interroge Fanchon. « C’est l’authenticité, la justesse des témoignages, qui frappe et libère », a dit en écho Jacques. Les guides ont perçu que nous voulions les rejoindre vraiment et dès lors, ils ont livré ce qu’ils ont d’essentiel, leur espoir qui passe par notre empathie. Notre écoute attentive, quand nous étions assis en rond dans le noir devant eux, a permis leur parole, qui en retour nous oblige. Quelque chose de définitif s’est inscrit entre nous. Comme la parole du Christ au Mont des oliviers, retrouvant ses disciples assoupis et qui appelait à la vigilance. « Si la nuit vient, si vous commencez à vous assoupir, souvenez-vous de nous, de ce que nous vivons ici ! » 

Le luxe du désespoir

Nous avons pu constater souvent à travers les témoignages que les gens restent bloqués chacun dans leurs systèmes. Et Michel (Rouffet)est venu dire qu’ « il ne peut y avoir de l’espoir que s’il y a écoute réelle de l’autre ». Tout commence avec cette ouverture. Abdelfattah, dans le camp d’Aïda nous a dit que le propre de l’homme est dans cette espérance. « On ne peut pas se laisser aller au luxe du désespoir » a-t-il lâché. Pourtant Roger témoigne que le désespoir le met en route, l’aiguillonne… Lutter et travailler ensemble, pour permettre la répartition des richesses notamment de l’eau. 

Et Michel R. réagit pour rappeler que Roger est toujours dans l’entraide, le service – on l’a vu dans son attention aux autres – son vrai moteur pourrait bien être la fraternité… propose Michel. Ainsi espoir et désespoir ne sont pas deux facettes opposées, mais plutôt ombre et lumière : la face obscure, douloureuse peut être habitée : elle peut être le lieu des métamorphoses, des conversions, comme le philosophe Comte Sponville l’évoque dans son livre « Aimer désespérément ». Parce qu’aimer, c’est désespérant ! Il y a forcément quelque chose de fou dans le don de soi à fonds perdus… Et Michel d’ajouter que l’espérance n’est pas le propre des religions, ni une vertu théologale. Ce peut être simplement, comme chez les communistes, la promesse d’un monde meilleur.

Le désir de paix comme fondement de l’espoir

Profondément, chacun a reconnu chez nos interlocuteurs au long du voyage, un désir, celui de la paix. « Si on arrive à communiquer au niveau de ce désir, on place l’échange à l’endroit juste, propose Michel R.. C’est là que des métamorphoses peuvent se produire. Se met à espérer quelque chose qui compte qui nous constitue ».

Faciliter la communication devient priorité… Les deux petites filles qui partent à l’école depuis le camp bédouin, et qui montrent à Alain leur cahier d’anglais, manifestent leur espoir de communiquer. L’apprentissage pour se comprendre dans nos différences. Ces petites filles sentent qu’en parlant d’autres langues elles vont pouvoir être en lien avec nous ; et c’est un appel à chacun d’apprendre à se décaler du connu, de la langue maternelle. Nous avons apprécié tout au long du voyage les soutiens de Christine et Jacques qui ont traduit l’anglais, permettant de faire entrer la parole nouvelle, lointaine, inaccessible sans eux !

Le regard et le sourire comptent aussi pour se parler, comme Gabrielle l’a vécu avec de jeunes garçons attentifs à elles dans le bus. Elle a existé dans le regard de ces enfants. De même, des femmes lui ont rapporté sa carte bleue tombée par inadvertance. Elle a été vue par des gens qui ont prêté attention : oui cette carte est surement importante pour toi, je te la redonne donc, semblaient-elles dire. C’est une reconnaissance à travers des choses très simples. Il y a des postures qui disent plus qu’un discours et quand on ne partage pas la même langue, on se fait plus présents, il faut deviner, se rendre attentif à d’autres signes…

Le voyage comme bascule

« J’ai l’impression d’être porté » a reconnu Alain, en rappelant la détermination de Mira à « jouer au centre » en affirmant sa double appartenance israélienne et palestinienne. Une vérité de réconciliation. Et Michel de faire réapparaitre cette image décrite par Mira d’un espoir trouvé inanimé chaque matin dans lequel il faut donner des coups de pieds pour le ravigoter.

« Quand on veut porter quelque chose, on y arrive » disait Bruno Hussar, fondateur de Neve Shalom. Là-bas, dans ce site dédié à la cohabitation, on a vu que l’on pouvait partir de rien. C’était une friche et les gens ont vécu dans le précaire pendant de longues années avec humilité. Avec ce regard extraordinaire dont Mira nous a donné la clé : marcher sans avoir besoin de regarder le sol ! Un funambule qui ne craint nullement de tomber, tant sa quête lui donne des ailes … Nanou ne dit pas autre chose quand elle dit que le projet de ce voyage l’a fait tenir. « Je savais que ce serait un point de bascule. Mais lequel ? ». Michel remarque que l’on reste souvent rationnel alors que si l’on ouvre son cœur, de nouveaux possibles émergent et le reste est donné en surplus ». Tout cela ne peut s’anticiper…C’est un peu comme Abraham qui a accueilli les anges sans trop comprendre ce qu’il lui arrivait, Dieu a dit, Va ! Va vers l’inconnu.

Nanouinsiste : « Il faut être capable d’accueillir la vie indéterminée, de se rendre disponible ». Avoir la force de ne pas s’emmurer dans la souffrance, cela permet de voir surgir des choses inimaginables, les puissances en abondance.

Pour moi, le « va » qu’a entendu Abraham entraine à la confiance, à un élan libéré des calculs ou des accaparements Un mouvement où il n’est pas question de se retourner pour thésauriser (on pense à Loth et sa femme et puis à Orphée qui perd Euridice – cf Jankelevitch ci-dessous). Cela va avec la notion d’accueil que plusieurs ont mentionné.

L’accueil de la vie qui s’écoute, une ouverture qui permet de l’abondance. Voir arriver à soi de l’inimaginable… Le désert a été vécu comme expérience véritable et totale de cette disponibilité.

Le choc des murs

Tout au long du voyage nous avons été choqués de découvrir les murs de séparation. Josiane a dit combien elle a été tétanisée par « le choc des murs » et l’inversion du sens du mur qui n’est pas protecteur pour tout le monde, qui enferme justement l’autre, de l’autre côté. A cette évocation des murs, trois personnes ont rejoint le cercle. Les murs empêchent la circulation, isolent et fractionnent. Guy a parlé d’emmurement et puis Bernard évoqué « l’enfermement en soi-même comme dans une galerie des glaces (qui renvoie toujours notre image). Un groupe c’est redoutable, a souligné Bernardça fait des brèches, des ouverturesA certains moments, des propos m’ont choqué ; j’ai été fâché et la colère m’a fait sortir de mon enfermement. Je me suis senti balloté par des situations contrastées et je crois que cela me rend moins catégorique, reconnait Bernard. A un moment donné, on perd la référence à du connu à la stabilité de son identité, de son visage, de son corps. Cela conduit à changer le regard sur l’autre. « Je vais changer mon attitude sur le voile que je refusait car je le jugeais assimilable à une appartenance extrémiste comme Daech, a conclu Bernard. Je peux désormais comprendre que cela ait du sens autrement que dans la caricature que l’on connait.

La terre : quelle est ma place ? Quel est mon destin ?

Les murs fragmentent les communautés et leurs relations. La question du rapport à la terre a été posée en permancence pendant le voyage. Terre où l’on vit, terre des ancêtres, terre d’appartenance… Michel (Remésy) a vécu 7 ans à Alger et connaît ce qu’est l’attachement à la terre. Là-bas, la propriété était interdite : pour autant, les liens se tissent dans les rituels et les habitudes. Ici en Palestine, nous avons foulé une terre qui est aussi l’objet d’attachements vitaux. Et même les bédouins, à la culture nomade, manifestent des liens forts avec leurs territoires.

On comprend la violence que fut l’arrachement des Palestiniens à leurs villages « Si on reconnaît la terre de l’autre, la souffrance que représente sa perte, on peut s’entendre » a posé Michel R. « Cette reconnaissance est vraiment un préalable à tout dialogue ». Le sujet est au cœur de toutes les tensions. Rendez nous nos terres ! revendiquent certains Palestiniens. Une demande qui se heurte au statut de « terre promise » que confèrent certains juifs à ces régions. A Jérusalem, dans son témoignage D. a affirmé cette lecture de « terre sacrée ». Se pose alors la question de la volonté de Dieu. Le peuple juif a posé le sionisme comme une réponse à ce que Dieu veut. « Cela ressemble à une instrumentalisation de la religion », a ressenti Guy à travers notre expérience ici.

Pour les musulmans, tout ce qui arrive vient de Dieu. Le terme « inch Allah » mérite d’être mieux compris, estime Bernard. « En réalité, on gagnerait à mieux comprendre comment chaque communauté religieuse vit ce rapport à la volonté de Dieu et à comparer comment elle s’incarne ». Les Chrétiens, par exemple, sont dans une participation à l’œuvre de Dieu. Dans la religion de l’islam il y a peut être quelque chose de plus offert, plus abandonné qui peut être un chemin à prendre au sérieux …

Dans son témoignage, Mira Awad, nous a ditqu’elle ne voulait pas se résoudre à réduire son appartenance à la Terre de Palestine. Elle veut être des deux Terres : Israël et Cis-Jordanie. Cela fait écho aux propos de Daniela Yoel de l’association Machson Watch venue faire une conférence un soir à la Maison d’Abraham. Son association  surveille les check points. Elle a dit se trouver très souvent en porte-à-faux. « Je peux manger chez les uns mais pas parler avec ceux-là;  je peux aller parler avec d’autres mais pas manger avec eux !  C’est un équilibre instable comme la marche. C’est un équilibre instable parce que l’on navigue avec des récits historiques qui restituent des logiques souvent discordantes.

« Ce n’est pas à nous de régler les problèmes », considère Marie-Laure. Les clefs du dénouement leur appartiennent. Tout ce que nous pouvons faire c’est cultiver des relations humaines, c’est soutenir des positions aux interfaces, c’est permettre qu’il puisse y avoir une identité véritable à se tenir dans l’entre deux. « Cela résonne énormément pour moi, nous a confié Marie-Laure. On peut préférer cette position par amour de la pluralité »Gabrielle renchérit en reprenant les termes de Mira Awad « Le soutien aveugle à la Palestine, je n’en veux pas. C’est un soutien d’une autre sorte qui est attendu de nous ».

Quitter ses peurs et le sentiment de victime

Pour Monique qui a vécu en Alsace, il y a une habitude des situations ambigües, des inversions de camps. « Les Allemands venaient acheter notre vin et on entendait qu’ils étaient traités de « boches » et j’en souffrais ». Elle rapporte les récits de sa mère remplis de peurs. « Si on ne quitte pas ses peurs, on devient agresseur », souligne-t-elle, en une avalanche de mots. Elle rappelle le malaise des divisions, le fait que les Palestiniens se sentent citoyens de seconde zone : il y a quelque chose à travailler quand on se sent du mauvais côté, quand on se sent victime. « Quand j’avais vingt ans, le frère de mon amie a été emprisonné à Tel Aviv. Je me sens donc très concernée et j’ai du traverser des murs en moi ! Je crois vraiment qu’il nous faut travailler sur la peur. C’est important d’accompagner ceux qui se sentent des victimes, conclut Monique. … ».

On peut souligner que les personnes que nous avons rencontrées ne se sont jamais mises postures de victimes. Sorties de toute réactivité, elles ont le plus souvent  manifesté une grande dignité.  Même les témoignages des guides n’étaient pas du tout dans un quelconque désir de revanche.

Dans son témoignage, D. a parlé de la crainte des juifs d’être attaqués. Et pourtant il s’est présenté en mâle dominant, en posture de guerrier. « Il a dit des choses terribles et cela me sentait trembler, a reconnu GabrielleJe voulais demander pourquoi son regard est si dur ? Je voulais lui dire mon amour pour le peuple juif, la noblesse de personnes juives que j’ai connues et qui m’a été bonne ».

Incertitudes fécondes

« Le voyage m’a labourée » a exprimé Christiane qui parle de « l’incertitude féconde ». On a beaucoup entendu mentionner la complexité, comment chacun croyait savoir des tas de choses et finalement repart peut être avec plus d’interrogations, plus de conscience en tout cas qu’il faudra encore beaucoup de temps pour digérer toutes nos impressions. Certains ont parlé d’une fascination pour Israël pour la force des Juifs, certains ont parlé d’amertume des Chrétiens à Bethléem, de pessimisme accru : « on a vu des gens qui se haïssent » a insisté Jean Louis, considérant comme présomptueux l’idée que quelques rares personnes peuvent faire évoluer les choses. Il cultive un pessimisme volontaire, délibéré, insistant, obstiné. Un exercice de lucidité, utile pour tous…

Le cercle s’est terminé en mentionnant les contacts noués, exceptionnels de richesse. La convergence des discours a été pointée par Jacques, ainsi que la contagion des idées et réflexions au sein du groupe. Après la visite de Yad Vachem, Guy a mentionné l’impression de répétition des drames, « comme si les juifs étaient en train d’infliger aux Palestiniens les humiliations dont ils ont eux mêmes souffert lors de la Shoah (toute proportion gardée). Il y a comme un paradoxe entre l’accumulation des diplômes et des sécurités et la fragilité du « beau guerrier archétypique» que nous avons vue. L’emploi de force n’est pas la solution ».

Là où l’on vit, où l’on vit une vie authentique…

Pour conclure, on ne peut que rappeler le legs extraordinaire qui nous a été fait à la fois par la beauté des paysages, la force des rencontres, la plaisir des partages. Ces expériences nous obligent car elles nous font participer, adhérer à plus que nous mêmes.

Je souhaite achever cette restitution en l’ouvrant sur un texte de Martin Buber.

A Yad Vachem, quand nous sommes arrivés en face des portraits de tous les intellectuels qui ont été confrontés à la tragédie, j’ai été submergée. Martin Buber y figurait et c’est un homme qui s’est battu pour qu’Israël naissant accepte de reconstruire coûte que coûte l’amitié avec le peuple allemand. Il a écrit un livre qui s ‘appelle « Le chemin de l’Homme ».  Et j’ai trouvé un extrait, hier en feuilletant « La voix des Collines », le journal de Neve Shalom. Je vous le lis :

« Dieu veut entrer dans le monde mais c’est par l’homme qu’il veut y entrer, voilà le mystère de notre existence. La chance surhumaine du genre humain.

Mais on ne peut pas le faire entrer que là où l’on se trouve, là où l’on se trouve réellement, là où l’on vit, où l’on vit une vie authentique. Alors nous ménageons à Dieu une demeure en notre lieu, alors nous faisons entrer Dieu »

Martin Büber, Le chemin de l’homme